maison DROUIN Daniel

Le professeur Emile BORNE nous parle aujourd'hui d'un sujet sensible et délicat: UNE ROUTE, CA SE CONSTRUIT COMMENT ET AVEC QUI ?

ccdr_06_01Une route, mes chers amis, ça se fait bien sûr soit avec des hommes soit avec des femmes (vu que, pour le moment, il n'y a guère sur terre que ces deux sexes). Sur les chantiers, les femmes c'est plutôt mieux que les hommes : les routes sont faites par elles avec charme et fantaisie, plus un rien d'illogique et d'inattendu ; elles nous fabriquent des couches de surface au point de croix ou au point de jersey, avec six mailles à l'endroit et deux mailles à l'envers, plus des côtes perlées et des bordures d'encolure très esthétiques.

Elles nous mitonnent et nous mijotent dans le sécheur des enrobés parfaitement à point. Par ailleurs, grâce à leurs talons, elles peuvent prendre de la hauteur, ce qui est appréciable dans ce métier forcément terre à terre. Sur les chantiers, il faut alors remplacer le pinard par le thé citron, ce qui, selon moi, est moins bon et plus compliqué ; mais ce n'est pas beaucoup plus cher. Il faut aussi ajouter au barda un tube de rouge à lèvres et un peu d'aspirine. Un petit inconvénient, c'est que les curieux encombrent les chantiers, mais quelques paires de taloche et quelques coups de pelle sur les reins ont tôt fait de disperser ceux qui s'approchent trop près.

ccdr_06_02Jusqu'ici j'ai parlé du travail des chantiers ; en fait, les femmes et les hommes de la route accomplissent beaucoup d'autres tâches. Certains mesurent, mètrent, centimètrent et piquettent. D'autres soupèsent, distillent, écrabouillent. D'autres comptent et décomptent sans s'en laisser conter. Une autre catégorie tape, frappe, souligne, majuscule, corrige, justifie et olivettise à tour de doigt. Les vendeurs vendent (cher). Les acheteurs achètent (pas cher). Les ingénieurs s'ingénient, les techniciens techniquent, les employés s'emploient (à bien faire), les ouvriers ouvrent (verbe ouvrer, premier groupe, ici intransitif). Les amoureux de mécanique démontent, règlent, remontent, essaient, redémontent, s'énervent, rerèglent, reremontent, puis envoient à la casse.

ccdr_06_03

Chaque activité a ses chefs, dont il me faut dire quelques mots. Les chefs ! Ah ! les chefs ! Ils constituent la hiérarchie. On distingue les very little chiefs, les little chiefs, les big chiefs, les superbig chiefs. Vous passez d'une catégorie à l'autre sans examen ni concours, simplement en montrant discrètement que votre science devient de plus en plus infuse, et qu'elle s'oppose de plus en plus à celle des non-chiefs ; qui est plutôt confuse. Quand la science a tout à fait fini d'infuser, le superbig chief peut devenir extrasuperbig chief, puis kingchief. Il y en a très peu sur terre : c'est des sacrés gars !

ccdr_06_04Le petit et sublime morceau d'humanité que constituent les hommes et les femmes qui font les chaussées est appelé "le petit monde de la route", L'esprit d'équipe est, dans ce monde, indispensable, sinon la comédie tourne vite à la tragédie. Pour obtenir une bonne cohésion de la troupe, on sélectionne les hommes et les femmes selon trois critères :

1) La vue, qui doit être excellente, pour éviter des aveux d'impuissance du genre: "Je ne peux pas le (la) voir !", infirmité oculaire qui est la cause de bien des collisions dans les couloirs des Sièges et au fond des tranchées.

2) L'odorat assez fin, et les trous de nez assez gros pour qu'on n'entende pas à longueur de journées: "Je ne peux pas le (la) sentir !" (Corollairement, il faut évidemment que chacun dégage une certaine odeur, venant par exemple de la nuque, du menton ou des pieds).

3) L'ouïe, dont l'acuité doit être grande pour éviter le sempiternel "On ne s'entend pas", tout ça parce qu'un moteur de 400 chevaux pétarade à proximité.

ccdr_06_05Les sens en bon état assurent donc la solidité de l'équipe. Mais pour réussir dans ce métier, il faut aussi d'autres qualités essentielles :

- être bâti à chaux et à sable, ou, mieux à ciment et à rochers (car : la chaux c'est pas terrible, bien qu'étant un protoxyde de calcium ; quant à bâtir sur le sable...)

- avoir une santé de fer, ou au moins d'aluminium, et être peu enclin à contracter certaines maladies assez redoutables, que je cite :

• l'acné juvénile, à cause des points noirs (voir chapitre suivant) ; l'acné devient d'ailleurs vite sénile, et il est alors parfaitement dégoûtant,

ccdr_06_06• l'érythème fessier, qui empêche de se taper le derrière par terre quand le chef fait un bon mot,

• le hoquet à spasme vertical et le pet de travers : conjugués chez le conducteur de niveleuse, ils provoquent les ondulations et les zigzags des routes,

• le déchaussement des dents, grave surtout pour les paveurs, car c'est une maladie très contagieuse,

. la perte d'appétit, qui est d'ailleurs une cause de licenciement sans préavis.

- avoir de la dextérité, ce qui ne condamne pas les gauchers : il vaut mieux un gaucher dextre qu'un droitier qui vote à gauche (Mac-Mahon),

- y ajouter l'habileté motrice, qui permet d'enfiler des perles sans en perdre pendant les pannes du finisseur,

- avoir du nerf, éventuellement un nerf de boeuf, mais ne jamais avoir ses nerfs,

- avoir de l'enthousiasme: n'être ni vieux ballot, ni triste sire,

ni jeune baderne (remarque de notre ami Guy Mareschal : pourquoi la badernité serait-elle l'apanage de la vieillesse?).

Là-dessus (ou là-dessous si vous préférez), je vous quitte, persuadé que la route, c'est un métier pour vous tous.