maison DROUIN Daniel

ccdr_09_01Ce chapitre est le dernier du modeste cours de route qui vous tient en haleine depuis deux ans.

Je suis persuadé que vous êtes tous devenus de fins techniciens et gestionnaires des réseaux routiers. Désormais, vos allées de jardin et vos pistes de jet seront impeccables.

Bravo pour votre assiduité et votre attention ! Vous avez peut-être parfois eu du mal à me suivre : c'est que je roule un peu vite, sur de vrais billards !

Avant de vous quitter, et pour terminer sur une petite note romantique, je voudrais vous faire part d'une découverte que je viens de faire dans le domaine de la chanson française.

Les musiciens et les poètes ont souvent été inspirés par la route et son mystère : "D'où vient-elle, cette route qui va qui va et qui n'en finit pas...? Où vont-ils ce long ruban qui défile qui défile..., cette nationale numérotée qui fait recette en emmenant ma petite Lisette..., ce petit chemin qui sent la noisette..., cette road again...?"

Parmi toutes les chansons françaises sur la route, les deux plus célèbres sont sans nul doute "la route de Louviers" et "la route de Dijon". Je vous en rappelle les thèmes :

Sur la route de Louviers il y avait un cantonnier qui cassait des tas de cailloux. Dans un beau carrosse doré une belle dame vint à passer, qui lui dit: "Brave cantonnier, tu fais un fichu métier !". Le cantonnier lui répond : "Si je roulais carrosse comme vous, je ne casserais pas de cailloux !".

Sur la route de Dijon, il y avait une fontaine près de laquelle un joli tendron (toute jeune fille, dit Larousse) abandonné pleurait comme une Madeleine. Par là passe un bataillon, à qui elle confie sa peine. On dit (mais on dit tant de choses...) que tout le bataillon consola cette Marjolaine.

Ces deux chansons ont tant de points communs, et chacune s'ennuie tellement toute seule dans son coin, que j'ai fait des recherches. Et j'ai trouvé dans un vieux grimoire bourguignonormand le texte initial unique dont sont issus ces deux morceaux de troubadours.

Je vous livre gratuitement et en supplément ce texte rare et édifiant. Il s'intitule "LA VERIDIQUE HISTOIRE DU CANTONNIER DE LOUVIERS ET DU JOLI TENDRON DE DIJON".

La mélodie est dans le ton d'origine, c'est-à-dire mi bémol galvanisé.

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Ce cantonnier était armé d'une grosse massette de compétition. Sauriez-vous deviner ce qu'il faisait? Je vous le donne en cent, je vous le vends en mille: IL CASSAIT DES TAS DE CAILLOUX ! C'est comme je vous le dis ! Et pourquoi faire, grands dieux? POUR METTRE SOUS LE PASSAGE DES ROUES ! Oh le simplet ! Les piétons s'écorchaient, les vaches tanguaient, les chariots de pommes à cidre dérapaient, semant tout leur chargement.

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Or, ne voilà-t-il pas que PAR C'T'ENDRET VINT A PASSER qui? UNE BELLE DAME ! "Belle", enfin c'est à voir. Disons qu'elle avait des machins là et des trucs ici, tout ça pas terrible terrible, mais enfin! elle n'était a priori ni punk, ni zoulou, ni skin.

Donc la dame passe, pas dans n'importe quelle poubelle prête à ferrailler, mais dans un CARROSSE. Un vraiment giga carrosse, avec 2 r, 4 roues, 10 chevaux environ, 2 laquais et 8 cylindres en ligne droite. Et vous savez comment, l'engin? DORE! Oui, doré! A la feuille 24 carats, le maxi du maximum pour l'époque.

ccdr_09_05Et alors la dame, pas fière pour deux ronds (ce que d'ailleurs il vaudrait mieux exprimer en dollars), elle s'arrête et dit comme ça au cantonnier : "BRAVE CANTONNIER, TU FAIS UN FICHU METIER ! Je te tire mon chapeau (de paille d'Italie). Et patati et patata. Tu es syndiqué j'espère? Et tes congés, ça va? fractionnés je pense, et à la demande de ton patron? Tu voyages l'été?, Moi je voyage beaucoup comme toi, pour tuer le temps : Deauville qui est à côté, Venise, la Riviera.... Des cantonniers, j'en ai vus, tu peux pas savoir combien ! Pas autant que de flics bien sûr, mais beaucoup quand même. Tiens, il n'y a pas huit jours, j'étais sur la route de Dijon..."

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le cantonnier interloqué suspendit son geste auguste, posa la massette et se permit, vu la surprise, d'interrompre la duchesse-comtesse-marquise-de-je-ne-sais-trop-quoi : "Sauf votre respect, et sans y mettre plus de façon, je vous dirai que je connais bien la route de Dijon (Côte d'Or), où j'ai beaucoup cassé avant d'être muté à Louviers (Eure). J'étais bien là-bas, avec des cailloux pas trop durs ; mais la moutarde me donne des boutons et le cassis des étourdissements. J'ai donc quitté. Mais j'ai fait avant de partir une chouette de petite connaissance, belle comme un jour de soleil à Louviers, bien roulée et tout ; même qu'on s'est promis, elle à moi et moi à elle".

ccdr_09_07Et le cantonnier brandit son bras gauche qui portait en tatouage le plus joli tendron qu'eût jamais imaginé la duchesse-comtesse-etc.

Vous connaissez les femmes? (Pas les dames de l'Amico, mais la plupart des autres). Le sentiment le plus pur de noire jalousie femelle naquit sans délai dans le plus profond recès de ce qui lui servait de coeur. Le sentiment grossit, enfla, et finit en quelques secondes par éclater sous la forme de crachats venimeux de calomnie destructrice. Elle persifla :

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- elle reconnaissait bien sur le bras costaud et viril la fameuse donzelle: elle l'avait vue effectivement sur la route de Dijon, près de la fontaine aux oiseaux. Son seau débordait depuis longtemps, mais au lieu de l'emporter et de reprendre son travail dans l'intérêt de ses patrons sûrement trop bons pour elle, elle restait là à pleurer comme une madeleine (et même plus, vu qu'une madeleine c'est plutôt secco).

- elle ne savait pas combien de temps cette scène aurait pu durer. Toujours est-il qu'un bataillon était passé par là, avec armes, bagages, et dans les yeux des éclairs de concupiscence contenue seulement, grâce à la discipline qui est la force des armées et à quelques gouttes de bromure distribuées chaque matin.

ccdr_09_09- le bataillon chantait à perdre haleine.

- le tendron, au lieu de se planquer dare dare derrière les roseaux de la fontaine, ainsi qu'il sied à une jeune fille de bonne famille lorsque passe un bataillon ou même une compagnie ou même une section ou même une escouade, le tendron dis-je était resté là, continuant à sangloter comme une gourdasse et une sale hypocrite.

- le capitaine lui ayant demandé de décliner son identité, elle avait répondu en donnant une espèce de nom d'opérette : Marjolaine.

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- le capitaine, conforté dans son effort de séduction par l'attitude geignarde et pleurnicharde de la Marjolaine, demanda à celle-ci ce qu'elle avait.

- elle lui répondit qu'elle avait beaucoup de peine : prétextant qu'il digérait mieux le poulet à la crème fraiche que le lapin au Meursault, son fiancé l'avait planquée là pour rejoindre les rougeaudes de la basse vallée de la Seine.

- le capitaine lissa sa fine moustache, fit s'arrêter le bataillon, commanda le repos puis la liberté de manoeuvre. Ce dont tout le bataillon profita pour consoler la Marjolaine.

ccdr_09_11Le cantonnier, pauvre mais intelligent, avait hélas compris ; désappointé, désespéré, il se mit à pleurer comme une madeleine.

Alors la duchesse-machin-chouette, qui avait atteint son sale but, s'attendrit sans perdre haleine. Elle demanda au cantonnier : "Comment vous nomme-t-on?" (Elle n'osait plus le tutoyer). Il répondit : Marjolain, mais si j'roulions carrosse comme vous...". Elle l'interrompit: "Mon beau, qu'avez-vous donc?" car il avait recommencé à pleurer de plus beau. Il expliqua : "J'ai beaucoup de peine, mais si j'roulions carrosse comme vous...". Elle le coupa à nouveau: "Tu commences à me courir sur l'haricot avec mon carrosse". Pour le faire taire, elle le fit monter dans le carrolls ; les 10 chevaux, les 2 laquais et les 8 cylindres en ligne s'ébranlèrent tandis qu'elle entreprenait de le consoler. Les tas de cailloux non cassés restèrent là au milieu de la route de Louviers.

ccdr_09_12Le cantonnier et son archiduchesse vendirent bient8t le carrosse avec les laquais. Avec le produit de la vente, la belle dame s'acheta la vertu dont elle avait grand besoin. Prise de remords, elle envoya à Marjolaine une lettre d'excuses avec quelques sucres de pomme de Rouen et une bouteille de cidre bouché. Marjolaine, qui était bonne fille, pardonna à la belle dame ; d'ailleurs elle venait d'épouser le capitaine.

Chaque ménage vécut longtemps heureux et eut beaucoup d'enfants.

Pour leur faire plaisir et pour éviter de nouvelles histoires, on coupa la chanson en deux pour que chacun eût la sienne.

ccdr_09_13La morale de cette histoire n'existe pas. On peut toutefois conclure :

1) que pour que les Louviérains aient de bonnes routes, il faut éviter de faire défiler des militaires à Dijon,

2) que les cantonniers ne devraient jamais accepter de faire la causette avec les filles à papa qui roulent en Mercédès ou en BMW,

3) que si les cantonniers rouliont carrosse, ils ne casseriont point d'cailloux.